mardi 13 avril 2010

Eloge de Donjons & Dragons

Le charme de Donjons & Dragons réside dans un « je ne sais quoi » impossible à définir si ce n’est par cette expression de « nulle part impossible ».

« Nulle part » car le jeu, dénué de plateau, ne se situe pas dans un cadre géographique, historique ou culturel préexistant. Il y a des sources d’inspiration, comme Tolkien, mais l’aventure peut très bien s’affranchir d’un arrière monde, même si celui-ci finit par faire son retour. Le simulationnisme n’a pas de référent clairement défini : et des robots peuvent côtoyer des dinosaures…

« Impossible » parce que la plupart des situations simulées sont au mieux irréalistes (des robots chevauchant des dinosaures) et dans le pire des cas complètement absurdes (des dinosaures chevauchant des robots ?). On obtient ce résultat par le télescopage entre la figuration de l’histoire (tendance narrativiste) et l’arsenal des règles (tendance ludiste).

Et pourtant D&D est sans doute le meilleur jeu du monde et de tous les temps ; de plus c’est un jeu vraiment magique au sens propre, si tant est qu’on accorde une puissance magique ou miraculeuse au langage. C’est ce qui me fait dire que D&D n’est pas un jeu de rôle, mais avant tout un jeu de parole. Autrement dit, le langage « met en forme le monde » de D&D.

Lacan dit que l’inconscient est structuré comme un langage ; on pourrait en dire autant de D&D. Il est structuré comme un langage, c’est une véritable langue, qui, non seulement n’est pas morte, mais encore qui est magique : D&D a le pouvoir de création ex nihilo. C’est ainsi que le « nulle-part impossible » évoqué au début peut devenir un « rêve réalisé ».

Comme toutes les langues, D&D a ses pratiquants, ses écoles, ses dictionnaires, ses érudits, ses exégètes et ses poètes. La seule différence avec une langue ordinaire, c’est que ce dont elle parle n’existe pas avant qu’elle commence à en parler : le référent (ou le signifié) est virtuel et il s’actualise uniquement lors de l’élocution. Autrement dit, le discours crée ce dont il parle et il ne renvoie pas à quelque chose en dehors de lui. La merveille de D&D est que le signifiant et le signifié sont une seule et même chose.

La ressemblance avec la parole magique est donc la suivante : pour un magicien la parole a une force exécutoire ; pour les joueurs de D&D, dès qu’ils se réunissent et commencent à parler, le miracle s’accomplit : les voilà partis dans le monde de D&D. Ils en reviendront avec le souvenir de ce qui s’est réellement (?) passé.

D&D ne gagne rien à être traduit en langue vulgaire (ou bien, si vous préférez, à être converti en une histoire, un roman, voire en un film de cinéma ! le rêve de la tendance narrativiste). En effet, ne faisant que référence à lui-même, D&D n’est pas une traduction d’un autre monde – même imaginaire. Les joueurs ne simulent pas une réalité, ils n’interprètent pas un rôle dans une histoire, mais ils réalisent une virtualité. – C’est aussi un jeu et la tension ludique se satisfait dans l’incertitude du hasard mis en place dans les règles avec les dés. – D&D ne serait plus un jeu s’il s’abîmait dans le roman : « chevalier bonheur était né sous une bonne étoile, l’épée qu’il avait exhumée d’une tombe d’un roi des anciens temps pouvait lui permettre d’affronter la bête féroce… » Le joueur de D&D dira : « après avoir réussi mon JP contre les souffles de dragon, j’ai sorti mon épée +2, +3 contre les lycanthropes et j’ai fait un « 20 » naturel ! ».

Où est la poésie me demanderez-vous ? (je serai tenté de vous dire que la poésie se trouve dans les livres de poésie) S’il y a un plaisir esthétique dans D&D, il ne faut pas le chercher là où on n’a aucune chance de le trouver. Le plaisir est celui de jouer avec un groupe d’amis et l’esthétique vient de la satisfaction d’avoir créé quelque chose ensemble.

Le phénomène « jeu de rôle » est maintenant largement présent dans l’espace culturel, du moins sous ses formes dérivées, livres, films et jeux vidéo. Donjons & Dragons en est la figure de proue. Ce jeu a pour lui d’être le premier commercialisé (1974). Mais le temps passé ne fait-il pas de D&D un « vieux jeu » (au sens « ringard » aussi) ? Tout dans D&D n’est pas archaïque, une fois mis de côté ses imitateurs, ses successeurs, perfectionneurs et ses secondes (troisième et quatrième) éditions révisionnistes. Cet article aura atteint son but s’il pouvait donner au lecteur une idée de son originalité.

D&D a aussi pour lui d’avoir été la vision d’un homme, Gary Gygax. Il y a une unité d’esprit dans ce jeu qui vient de son créateur et cela devrait retenir notre attention. A oublier cet aspect fondamental, on transforme ce jeu supérieur en sa détestable parodie : salles + monstres + trésors (le cauchemar engendré par la tendance ludiste). Or si nous retrouvions l’esprit de Gary Gygax, nous aurions avec D&D un jeu qui vaut autant sinon plus que tous les jeux actuels.

Donjons & Dragons paraîtra un peu fade à tous ceux qui le prennent tel qu’il est, sans fournir l’effort sans lequel il n’est qu’une coquille vide. Est nécessaire un effort de création par l’imagination, et cet effort, toutes les règles du monde ne sauraient le fournir à votre place.

Cet article est la reprise corrigée et actualisée d’un texte écrit pour les Disciples de Gunzo. Pour l’éloge de Gary Gygax, je vous renvoie aux Sept étapes de Gygax, traduites par snorri.

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