vendredi 29 août 2014

Enfin (un) peu de sexe !

En revoyant Les Sept Mercenaires, le western de John Sturges avec Yul Brynner et Steve McQueen, je suis tombé sur cette scène (regardez bien la réaction de Steve McQueen à ce que dit l'ancien du village à propos des femmes) :


McQueen passe plusieurs secondes dans cette attitude mêlant incrédulité et stupéfaction, si bien qu'il doit se secouer la tête pour reprendre ses esprits et poursuivre le dialogue en cours concernant la sécurité de l'ancien du village avant le retour des bandits.

Quand on voit que McQueen, dans une scène précédente, est d'avantage intéressé par la contemplation des hanches des femmes du village penchées sur la lessive au bord de la rivière plutôt que par son devoir d'entraîner les hommes à tirer au fusil, on ne doute pas que les femmes ne lui sont pas indifférentes !

C'est pourquoi sa réaction revêt un aspect comique. Mais pas seulement à rire, il donne également matière à réfléchir... Car, dans cette scène, qu'est-ce que se dit McQueen, homme qui pense toujours aux femmes ? A quoi pense-t-il, McQueen, après cette révélation de l'ancien du village qui a visiblement ébranlé ses opinions sur la chose ?

J'imagine qu'il se dit : "Quoi ? Les femmes sont devenues indifférentes à l'ancien ? C'est impossible ! Pour moi, même à 83 ans, je continuerai à m’intéresser aux femmes ! Il doit mentir." Mais, j'imagine également qu'il pense autre chose : "Quoi ? Les femmes peuvent nous devenir indifférentes, mais pas avant 83 ans ? L'ancien s'est enfin libéré de cette passion, mais moi, je vais devoir attendre mes 83 ans pour connaître cette paix. Quelle plaie !"

En effet, la question qui peut nous (et ici je parle des hommes - individus masculins) tarauder n'est pas tant de savoir si le désir des femmes peut durer longtemps, mais plutôt s'il peut disparaître un jour. Ou du moins se modérer, s'atténuer et nous quitter... définitivement ?

La question n'a heureusement pas été jugée indigne d'être posée, pensée et étudiée par certains philosophes, dont notamment Spinoza. En tant que philosophe du désir, Spinoza n'élude pas la question du désir sexuel. Il ne s'agit pas pour lui d'ailleurs de réprimer les désirs, sexuels y compris, mais de les comprendre et d'en user, comme en tout, avec modération.

Bernard Pautrat, traducteur de Spinoza, a consacré un livre à ce sujet :


L'auteur nous rappelle que les désirs ne se divisent pas en bons et mauvais, mais que seul l'excès dans un désir est néfaste. Ainsi, on peut condamner l'Ambition, la Gourmandise, l'Ivrognerie, l'Avarice car ce sont respectivement les désirs excessifs de gloire, de manger, de boire, des richesses. Mais concernant la Lubricité, le désir de s'accoupler aux corps, Spinoza ne le désigne pas comme excessif, mais il demeure néanmoins néfaste.

Comme l'analyse Pautrat, la libido (sexuelle) n'a pas besoin d'être excessive pour être une passion mauvaise, elle le serait en soi qu'on s'y adonne modérément ou immodérément. Dans son livre, cette particularité de la Lubricité n'est pas clairement élucidée par Pautrat : c'est une passion qui ne peut pas être soumise à la droite conduite de la raison ; on ne peut que lui opposer la Chasteté, une force de l'âme.

Or il me semble que cette particularité peut s'expliquer à l'intérieur même du système de Spinoza. En effet, prenez la Gourmandise, par exemple, en tant que désir excessif de manger, cette passion naît du besoin de l'individu de persévérer dans son être, car il doit manger pour continuer à vivre. Trop manger consiste à se laisser aller au plaisir que procure la nourriture, mais, à la base, la nourriture est bien là pour conserver le rapport constitutif de l'individu : son corps, afin de prolonger son existence.

Il en est de même pour l'Ivrognerie : boire permet à l'individu de persévérer dans son être, mais boire avec excès ne le favorise pas. Idem pour l'Ambition et l'Avarice ; ce sont à la base des désirs qui répondent au besoin de chacun de persévérer dans son être, mais si l'on désire la gloire ou les richesses de façon obsessionnelle, on tombe dans la passion qui risque plutôt de détruire le rapport constitutif de l'individu au lieu de le préserver.

En revanche, il ne semble pas que le désir sexuel naisse du désir de l'individu de vouloir persévérer dans l'existence. En effet, qu'un homme s'abstienne de manger ou de boire, il finit par en mourir ; mais qu'il s'abstienne d'assouvir son désir de coïter, cela ne le mettra jamais en danger de mort. Autrement dit, j'affirme que le désir sexuel ne sert pas à la survie de l'individu, comme le fait le désir de manger ou boire : le désir sexuel ne sert pas l'individu, il sert évidemment l'espèce.

Le désir sexuel est d'avantage la manifestation du désir de l'espèce humaine à persévérer dans son être, c'est-à-dire, qu'il est le désir propre de ce grand individu (individu supra-individuel) qu'est l'humanité actuelle dans son ensemble. Nous retrouvons ici un thème très schopenhauerien : l'amour entre l'homme et la femme n'est que le désir de l'enfant qui veut naître d'eux...

Le désir sexuel n'est donc pas tant celui de l'individu que celui de toute l'espèce, c'est pourquoi il n'a pas besoin d'être excessif pour lui être néfaste : il est déjà démesuré, il le dépasse de partout, il n'appartient pas à l'individu pour sa survie, mais l'individu lui appartient pour assurer la survie de l'espèce. L'individu quand il désire sexuellement est entré dans le rapport de composition de l'espèce humaine : il est soumis au désir d'un plus grand individu ; c'est pourquoi ce désir ne sert pas l'individu, mais c'est l'individu qui le sert. L'individu ne semble donc pas de taille à lutter contre lui : sa puissance individuelle est ridiculement faible comparée à la puissance de l'espèce, il est battu d'avance.

Dans son film, F for Fake (Vérités et monsonges), Orson Welles nous fait assister à une scène frappante de "girl-watching" : il s'agit d'une caméra cachée filmant des hommes en train de regarder marcher dans la rue une starlette court-vêtue. Comme c'est gênant, cette scène inspire autant de pitié que de honte. 

Aussi comprend-on la réaction de McQueen : l'ancien du village prétend ni plus ni moins s'être affranchi de ce désir qui anime les hommes, de cette force plus forte que chaque individu. Il est donc soit un menteur, soit un surhomme. Il est peut être aussi tout simplement un vieillard... il en a fini de regarder les jeunes filles marcher dans la rue. Enfin peu de sexe, voire plus du tout.

Soit dit en passant, la pulsion sexuelle fait sentir sa puissance de façon formidable sur les individus, en faisant que, d'une part, la moitié de l'humanité est obsédée par le désir de s'accoupler et que, d'autre part, l'autre moitié est victime du harcèlement de la première. Il ne s'agit pas de victimiser les uns ou les autres : dire que les hommes sont victimes de leurs pulsions sexuelles relève d'une certaine mauvaise foi. En effet, ce sont les femmes qui sont violées, jamais les hommes. A ma connaissance, le viol des hommes par les femmes n'est pas une pratique courante (encore que cela peut être un fantasme masculin courant, mais je m'égare...)

La Lubricité est donc un problème qui se pose à l'échelle sociale ou collective, car ce sont les femmes qui en souffrent majoritairement. La réponse à ce problème devrait également être sociale et collective, car on est plus fort ensemble que tout seul. Or, les réponses aujourd'hui mises en place par la société sont inadéquates : il s'agit surtout de répression pénale. Rien d'étonnant à cela, comme nous l'avons vu dans l'article précédent, l'outil de cohésion de la société est la peur : la peur d'un mal plus grand prévient l'individu de se laisser aller à la satisfaction de ses désirs.

En outre, les hommes occupent dans nos sociétés une position dominante ; ils s'accaparent les instruments du pouvoir social : politique, économie, justice, science, etc. si bien que les moyens de pression de la société sont parfois mis au service de cette pulsion sexuelle qu'ils sont sensés combattre. Prenez par exemple le cas du Maroc, où la jeune femme violée est obligée d'épouser son violeur. Cette pratique a pour but d'effacer le crime de l'homme, car une épouse ne peut pas porter plainte contre son mari pour viol. C'est un détournement des moyens pour épargner l'homme coupable, une perversion (per-versare : tourner de l'autre côté, détourner).

J'en viens à espérer une société beaucoup plus paritaire entre hommes et femmes pour que l'équilibre entre les sexes assure une vie sans dominants ni dominés, une vie plus harmonieuse et apaisée (est-ce seulement possible ?). Pour l'heure, il me faut mettre un terme à cet article qui ne s'est que trop étalé en longueur, encore que chacun de ses paragraphes pourrait faire l'objet d'un développement aussi long que lui, et je vous souhaite à tous, amis lecteurs et lectrices, enfin... peu de sexe dans votre vie.