samedi 18 janvier 2014

La conception spinoziste de la société

Intro :

Pour Spinoza, une société ou un individu, c’est la même chose : c’est un mode.

La question n’est pas de savoir comment une société se forme (contre la théorie volontariste : réunion d’individus dans un contrat) mais comment une société peut durer. Un individu, c’est déjà une société : un ensemble de plus petits individus (corps ou idée) maintenus ensemble par la puissance du mode. Une société est un corps qui maintient ensemble les autres corps qui la composent : les corps composants (les hommes) ne sont pas volontaires, mais ils perçoivent bien les avantages de la vie en société (… s’ils sont raisonnables).


Résumé :

1) Spinoza est réaliste : ne l’intéresse que l’étude du réel, non pas les spéculations sur ce qui devrait être, ou aurait pu être (les utopies).

2) Spinoza est naturaliste : le réel et la nature s’identifiant, les mêmes lois naturelles s’appliquent en tout et partout.

3) Spinoza est déterministe : le libre-arbitre est une illusion (perception de l’effet mais non pas de la cause). Tous les modes (corps individuels, corps sociaux) sont pris dans la nécessité.

Accessoirement : Spinoza critique les théories contractualistes de la société.

4) Spinoza est rationaliste : la raison permet de connaître les causes, elle permet de connaître ce qui nous est vraiment utile. Mais la raison n’a pas la force de contraindre les individus.

5) Spinoza est pratique : tout individu cherche son utilité propre, mais pour maintenir ensemble les hommes qui s’opposent par leurs désirs, mais dont l’utilité est manifestement de s’entraider, le moyen de la société sera d’utiliser aussi les passions : la crainte d’un mal plus grand et l’espoir d’un bien plus grand.


En bref :

Le « choix » de vivre en société est passionnel pour la majorité des hommes (ils craignent de subir un dommage plus grand que celui de devoir obéir aux règles communes – qui est donc un moindre mal), même si le projet de vivre en société est de raison (c’est-à-dire, c’est la façon la plus utile de vivre). La force du pacte est son utilité. L’alliance devient le pacte raisonnable.

Corpus :

La conception de la société se trouve dans l’œuvre de Spinoza aux endroits suivants :
Traité théologico-politique, chapitre 16
Traité politique, chapitre 2
Ethique, partie IV, proposition 37, scolie 2


Influence :

Bien que Spinoza reconnaisse une parenté de sa conception de la société avec celle de Hobbes, il se distingue de ce dernier au moment crucial du passage de l’état de nature à celui de l’état civil. Pour Spinoza, l’état civil, « c’est la continuation de l’état de nature » (lettre N° 50 à Jarig Jelles du 2 juin 1674).

En l’occurrence, l’homme n’abandonne pas son droit naturel dans la société, et la vie sociale s’apparente à une gestion des différentes passions humaines qui rapproche Spinoza de Machiavel quand ce dernier explique au prince les moyens de se maintenir au pouvoir en jouant sur les passions.


1) Le réalisme :

Spinoza prend acte du fait social (TP, chap. 2, § 15 ; E, IV, prop. 35, scolie) et son projet n’est pas de décrire la société idéale (TP, chap. 1, § 1), mais de décrire la société comme elle est, supposant que toutes les formes d’organisation sociale ont déjà vu le jour, et que l’on n’assistera qu’à la répétition du même (TP, chap. 1, § 3).


2) Le naturalisme :

Le droit naturel (jus naturale) fait l’objet de l’exposé du début du chapitre 16 du TT-P. Il ne s’agit pas d’un droit en vigueur avant la société (Hobbes) ou dans un état idéal ou fictif (Rousseau), mais du droit actuel et réel de toute chose. Ce que je peux faire, c’est mon droit naturel.

Cela peut se comprendre si on ramène le fait social à un objet naturel. Une société est un corps. C’est un corps composé d’autres corps. Mais de même que le corps humain est composé, le corps social est composé et fonctionne en suivant les mêmes lois universelles de la Nature. La société ou l’individu, c’est la même chose : la Nature, dans son entier, étant l’individu suprême.

Ce qui distingue la société des autres corps, c’est que ses composants – les êtres humains – sont des corps spéciaux : des corps dont l’âme (l’idée du corps) a conscience d’elle-même, a conscience de ses affections, bref, éprouve des passions (joie et tristesse).

Pour une physique des corps simples, voir les lemmes de la partie II de l’Ethique, entre les propositions 13 et 14. Le corps social fonctionne avec les mêmes lois que le corps matériel (attribut étendue) mais avec cette dimension supplémentaire que sont les passions (attribut pensée). Autrement dit, les individus en société s’attirent et se repoussent, comme les corps simples avec les lois de la mécanique, qui se communiquent les mouvements par contact, mais sans se toucher, par la force des passions.


3) Le déterminisme :

Tout ce qui existe est déterminé à être et à agir (ou à pâtir) selon les lois de la Nature ou de Dieu. Les corps se maintiennent dans leur état en actualisant leur rapport de composition, Spinoza dit leur essence ; dans l’existence, l’affirmation d’une essence se fait par un effort (force), le conatus, qui est « le désir de persévérer dans son être ».

Dans TP, chap. 2, § 10, Spinoza liste les 4 façons dont plusieurs hommes peuvent se composer entre eux et former un corps social :
1. un homme en enchaîne un autre (le prisonnier) ;
2. un homme en désarme un autre et l’empêche de fuir (l’esclave) ;
Ces deux premiers moyens ne contraignent que le corps, l’âme n’est pas contenue : à la moindre occasion, le prisonnier ou l’esclave tenteront de s’échapper.
3. un homme inspire de la peur à un autre (crainte d’un mal) ;
4. un homme accorde des bienfaits à un autre (espoir d’un bien).

Avec ces deux derniers, on tient l’âme et le corps des hommes mais on ne les tient que tant que durent la crainte et l’espoir.

La société utilise surtout le 3ème moyen pour se maintenir. Citation de l’Ethique, partie IV, proposition 37, scolie 2 : « C’est donc par cette loi que la Société pourra s’établir, à condition de revendiquer pour elle-même le droit qu’a chacun de se venger, et de juger du bien et du mal ; et par suite, d’avoir le pouvoir de prescrire une règle de vie commune, et de faire des lois, et de les garantir non par la raison, qui ne peut contrarier les affects (renvoi au scolie, prop. 17, III*) mais par des menaces. »
* La raison ne peut contrarier un affect, seul un affect plus fort le peut. Donc « cette loi » n’est autre que la peur de subir un dommage plus grand quand on désobéit aux lois de la société, que celui moindre de renoncer à satisfaire tous nos appétits au détriment de la société.

Aussi, dans la société les hommes n’abandonnent jamais leur droit naturel de faire tout ce qui leur plaît. Ils conservent ce droit. Il n’existe pas de contrat social qui opère ce transfert : même l’état civil demeure un rapport de force.

Et c’est pour cette raison que la société a un effet attristant sur les hommes car d’un certain point de vue (celui de l’assouvissement des passions) elle les empêche de faire ce qu’ils veulent, mais d’un autre point de vue (celui de la raison), les avantages de la vie en société sont incommensurables avec ceux de la vie en solitaire et prétendument indépendante. Même les peuples les plus barbares ont arraché à la nature un peu de confort au prix de la collaboration des individus.

Critique du contractualisme
Dans le chapitre 16 du TT-P, Spinoza décrit la mécanique du contrat, de l’engagement ou de la promesse que s’accordent deux hommes à faire ou ne pas faire quelque chose. De fait, il affirme que la promesse n’est que des mots, que si la parole donnée devait impliquer un dommage plus grand que celui qu’elle faisait éviter, ou que le bien convenu soit moindre que celui obtenu en rompant sa promesse, il ne sert plus à rien de la respecter, il serait même contraire à la nature de la respecter et même contraire à la raison de continuer à le faire.

De même dans la société, un individu pourrait à tout moment cesser de se soumettre aux exigences de la société : désobéir, mais s’il se fait prendre, il y a fort à parier qu’il en subira les conséquences. Néanmoins, si une société n’est plus capable d’inspirer la crainte à ses membres, ou qu’elle ait provoqué la préférence de risquer sa vie plutôt que de continuer à vivre sous son régime (on songe aux tyrannies), alors la révolution est possible, elle est même de droit (naturel) et c’est une leçon pour les gouvernants, à savoir qu’ils ont intérêt à faire des lois qui satisfassent les besoins des hommes, et non leurs désirs personnels.


4) Le rationalisme :

La raison n’est qu’une faculté de connaissance. Elle permet à l’homme de connaître les lois naturelles et ainsi les causes qui le font être et agir. Mais en aucun cas elle ne peut forcer les hommes à agir contre ces lois.

La raison enseigne seulement l’évaluation du bien et du mal, et permet de calculer le ratio bien/mal, afin d’éventuellement se déterminer à choisir le moindre mal et le plus grand bien.

« L’objet de la raison humaine est l’utilité véritable et la conservation des hommes ». TT-P, chap. 16.

La raison préconisera donc que la vie en société est beaucoup plus désirable que la vie en solitaire où l’individu est livré à lui-même. La raison révèle qu’il vaut mieux se soumettre aux lois de la société, même si cela nous contrarie à certaines occasions, car les avantages qui en résultent sont tels qu’ils ne peuvent être atteints que par l’effort des hommes collaborant entre eux, et jamais par les hommes seuls et sans assistance.


5) le pragmatisme ou l’utilitarisme :

Passant du niveau individuel au niveau collectif, Spinoza expose que la société doit elle aussi chercher son utilité et la première étant de persévérer dans son être elle doit chercher à garder ses individus composants sous sa domination, en les captant et les contrariant dans leur désir d’émancipation, à l’exception d’un seul : à savoir la liberté de penser et de s’exprimer qui est l’essence de l’homme.

Aussi, une société qui priverait ses membres de cette liberté essentielle se condamne-t-elle à une mort certaine, car les concessions consenties par ses membres ne sont plus contrebalancées par les avantages reçus en échange. La vie humaine n’est pas seulement la vie des corps, la vie organique, que même une tyrannie peut assurer à ses sujets (le maître nourrit bien son esclave…) ; la vie humaine est aussi la vie de l’esprit et une société qui veut perdurer doit pouvoir permettre à ses membres de cultiver cette vie spirituelle, donc de pouvoir penser et s’exprimer librement.

La société la plus à même de réaliser cet objectif est une démocratie.

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